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Déc

Joubert 14

Improvisée N° 1 : Lundi 10 novembre 2014

Joubert 14

Journal de l’artilleur René Joubert – août-septembre 2014

 – Lecture des carnets de l’artilleur René Joubert

– Proposition chorégraphique

– Épilogue : Papé

 Lecteurs : Alain Simon, Jean-Philippe Simon, Jérôme Simon, Guy Simon, Marie-Sophie François-Simon. Jacques Simon, Emmanuelle Simon, Hugo Richetta Simon, Marie Simon, Emma François.

 Proposition chorégraphique : Emmanuelle Simon, Marie Simon

– Bande son : Etienne Simon – Vidéo : Lucile Nabonnand

 Lumières : Syméon Fieulaine – Collaboration technique : Jacques Brossier, Dan Thorens

 Dans cette année du centenaire de la Guerre de 14, comment montrer le caractère universel de ce conflit sinon en y décelant les stigmates dans sa propre famille. C’est ce qu’a fait Alain Simon en découvrant les carnets de son grand-père, l’artilleur René Joubert : celui-ci y raconte les premier mois de la guerre. Les premiers mois, car en novembre 14 il s’arrête d’écrire, il n’est pas blessé, mais parti enthousiaste comme tant d’autres, il décrit l’apparition sombre de la guerre qui se profile jour après jour sur le front, et cette horreur grandissante finit sans doute par être indescriptible, il se tait.

Les improvisées sont un nouvel espace voulu pour bâtir librement des soirées uniques, spontanées, inventant d’autres partages avec le public, dont la forme et le contenu font largement appel à l’improvisation. Celle-ci peut être la façon dont on organise ces rencontres en conviant des artistes, auteurs à bâtir une soirées avec l’équipe du Théâtre des Ateliers autour d’une thématique, d’un texte, d’un invité… Mais l’improvisation comme pratique artistique peut être le contenu même de la rencontre.

8 des10 Simon face au public

 

Emmanuelle Simon et Marie Simon

Improvisation sur l’Improvisée n°1 : écho d’une spectatrice
Sur le plateau du Théâtre des Ateliers, autour d’une grande table, les membres d’une famille nombreuse, celle d’Alain Simon, invitée à participer à cette première “Improvisée”; ils sont réunis pour lire ensemble les carnets retrouvés de leur aïeul, René Joubert, artilleur à la Guerre de 14.
Pour la plupart non comédiens, ils se répartissent la parole et leurs voix aux timbres divers nous livrent des fragments de cette vie à la guerre; leurs mots disent le canon, les obus, la mitraille, la faim qui obsède, les nuits glacées interrompues, la boue et les marches exténuantes, l’ennemi omniprésent et pourtant invisible, les lettres tant espérées, la mort tout près de soi… Suit la danse improvisée par deux jeunes femmes sur la musique de leur cousin; enfin c’est Alain Simon qui se souvient des beaux livres reliés, des jumelles, du sabre de cavalerie, reliques pieusement conservées par un grand-père qui ” ne lui parla jamais de la guerre, jamais !”.
Ces mots écrits ne savaient pas qu’ils seraient lus et furent sans doute pour René Joubert le moyen de se sauver de cet enfer ; cette “improvisée” partagée par ceux de sa fratrie avec nous spectateurs est plus qu’un spectacle ; comme si René Joubert, qui n’avait pas voulu parler, enfin se délivrait devant nous de sa douleur. Anne Seillier

Papé, texte d’Alain Simon :

Il y avait un meuble bas dans le vestibule de l’immeuble haussmannien du 91 bis de la rue du Cherche Midi où habitaient mes grands-parents et chaque fois que je venais les voir à Paris, j’ouvrais les deux portes de ce meuble et en sortais les gros livres reliés sur la guerre de 14, les illustrations étaient sur deux pages en couleur. On y voyait les hulans prussiens avec leurs casques si particuliers et leurs longues lances. Les dessinateurs saisissaient toujours un moment névralgique, un assaut, l’explosion d’une bombe. À côté de ces fresques épiques, les photos en noir et blanc dans les mêmes ouvrages avaient l’air pauvre et pâle. L’image dessinée était encore à cette époque le parent  riche de l’illustration, la photo, le parent pauvre.

Mon grand-père de me parlait jamais de la guerre, jamais. Il était dans son fauteuil avec ses journaux autour de lui, Paris-Presse, l’Intransigeant, l’Aurore, France-Soir, le Parisien. Je les retrouvais plus tard empilés dans les toilettes, mêlés à une forte odeur de tabac froid !

Dans le grand salon de l’appartement où personne n’allait jamais, une pièce froide, il y avait dans une grande armoire ses jumelles d’artilleurs, de superbes jumelles, mais les repères millimétrés dans le champ de vision qui permettaient de coordonner les tirs m’énervaient, cela gênait le plaisir de l’image. Avec elles je regardais l’intérieur des appartements de l’immeuble d’en face. Mais surtout ce qui m’attirait irrésistiblement, c’était le sabre de cavalerie qui était entre l’armoire et le coin du mur. Je ne comprenais pas pourquoi il était si grand, et comme je n’avais pas le droit de le sortir de son fourreau, j’essayais de le manipuler avec son étui chromé. Pour moi cela faisait illusion  parce que celui ci était aussi brillant et rutilant que la lame qu’il protégeait. Quand je posais l’ensemble sur le parquet, le pommeau m’arrivait au niveau des yeux. Bien sûr je n’avais pas encore la taille d’un adulte mais quand même ! C’est bien plus tard en regardant des films que je réalisai que le sabre de cavalerie était beaucoup plus grand qu’une épée normale, à cause du cheval. Il fallait juste pour le cavalier faire un ample mouvement de bras pour dégainer. J’espérais qu’un jour j’hériterais du sabre et des jumelles et même des gros livres reliés sur la Guerre de14 : je n’ai rien eu, je crois que c’est mon oncle, le frère de ma mère, qui a tout récupéré à la mort de mon grand-père.

Tous les matins quand j’étais chez mes grands parents, j’entendais mon grand-père tousser, cela n’en finissait pas, de loin j’étais impressionné et je pensais qu’il crachait une partie de son poumon. Je voyais ma grand-mère sortir furtivement de sa chambre avec un pot, qui contenait  non pas de la pisse mais le résultat des expectorations de mon grand-père. Plus tard, Mamée, ma grand-mère, m’expliqua qu’il avait été gazé pendant la guerre. Pour moi c’était vertigineux que les conséquences de cette guerre qui pour moi enfant semblaient remonter au Moyen Âge, se manifestent encore chaque matin par cette toux insistante. Les cigarettes, des gauloises, qu’il fumait sans modération ne devaient rien arranger. Lui ne parlât jamais de la guerre. Mais autour de lui je réussis à glaner quelques infos, par exemple qu’il avait été enterré vivant ! Quand mon père emmenait toute la famille à Verdun, on habitait Nancy, et la visite des champs de bataille était devenue une sortie du dimanche, on avait été voir la tranchée des baïonnettes, mise en scène terrible avec une tranchée comblée de terre et les baïonnettes qui dépassaient. Nous on croyait dur comme fer que les gars étaient encore en dessous dans le prolongement des baïonnettes et cette partie immergée de l’iceberg, notre imagination la voyait encore plus nettement que ces baïonnettes qui affleuraient ! Nous étions du coup beaucoup plus silencieux à cet endroit qu’à l’ossuaire de Douaumont qui n’était pour nous qu’un stockage d’os empilés que l’on devinait à travers les petites lucarnes découpées dans le corps du monument, monument si massif et grandiloquent que nous n’étions pas du tout enclins au recueillement comme à la tranchée des baïonnettes qui n’était pourtant qu’une reconstitution !

En fait il y avait deux façons d’être enterré vivant, une que je trouvais terrible, qui consistait comme dans les films d’horreur en l’ensevelissement dans une tombe hâtivement creusée par les siens, d’un soldat qu’on avait cru mort et qui ne l’était pas. L’autre, la plus commune, était l’ensevelissement sous des tonnes de terre déplacées lors de l’explosion d’un obus. Les bombes dessinaient des cratères, c’est ce que l’on reconnaissait sur les photos de champ de bataille, mais en fait la terre qui était à l’endroit du cratère retombait sur les soldats malheureusement placés à coté. Ils avaient échappé à l’explosion, mais pas à ses conséquences terreuses ! Quand j’ai lu les carnets de mon grand père écrits dans les tous premiers mois de la guerre, malgré tout, la bonne humeur de ses 22 ans, contrastait avec sa retenue ultérieure ! Pourquoi il ne me racontait rien ? Rien. Et même quand il me surprenait en rentrant du café, avec les gros volumes d’Illustrations ouverts sur mes genoux, il suspendait en silence son chapeau à la patère au-dessus de moi -je lisais directement sur le tapis du vestibule à côté du meuble bas- et il m’enjambait légèrement pour accrocher sa canne au crochet, sans un mot il gagnait son fauteuil dans la petite pièce où il y avait le poêle à charbon. Il ne prononçait même pas cette phrase “range moi tout ça!” Non c’est ma grand-mère qui disait : “rentre les livres, ton grand-père vient de rentrer, on va se mettre à table”…