Séminaire Jean-Pierre Ryngaert
– mardi 1er février à 21 h :
« La compagnie d’entraînement », promotion Jon Fosse, présente ses travaux de séminaire sur une mise en scène de Le nom de Jon Fosse, sous la direction de Jean-Pierre Ryngaert.
Avec Antoine Baptiste Cohen, Maëlle Charpin, Anya Chyra, Anna Fagot, Deborah Maurin, Maëlle Micheau, Etienne Michel et Rachel Verdonck
Professeur à Paris III- Sorbonne Nouvelle, Jean-Pierre Ryngaert a enseigné également à l’Université de Montréal et à celles de Carlton (Canada) et de San Diego (Californie). Il a publié, entre autres ouvrages, Le jeu dramatique, Lire le théâtre contemporain, et en 2006, Le personnage théâtral contemporain. Il intervient dans la formation de “La compagnie d’entraînement” depuis 1999 par un séminaire de 4 jours à la fin duquel les élèves présentent une mise en scène d’une œuvre de l’auteur associé à leur promotion.
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Jean-Pierre Ryngaert nous a adressé ses notes de travail à l’attention des élèves comédiens après le séminaire
Note dramaturgique en vue du travail scénographique : Le Nom de Jon Fosse par J.P. Ryngaert.
Nommer le bébé à venir est sans doute le problème à résoudre dans ce texte, comme le souligne le titre. Cette occupation, jamais très simple, est d’autant moins anecdotique que personne ne semble vouloir vraiment assumer la filiation. Du coup, tout vient avec le nom : les parents, les grands parents, le lieu…Il est nécessaire de dépasser l’anecdote qui se résumerait à répondre à la question : qui est le père ? Le Garçon, désigné comme tel mais lui-même jamais nommé et plus ou moins dépourvu de parents, ou Bjorn ?
Nommer l’enfant à venir revient à le faire exister, à lui prévoir une vie, un espace. C’est acquiescer à son existence, ce qui semble difficile dans le texte pour tous les personnages. Cet enfant est littéralement invraisemblable pour tout le monde, mais pour des raisons différentes. Personne ne s’y attendait, ses parents présumés n’ont pas l’âge, ses grands parents d’autres préoccupations, et d’ailleurs qui aimerait faire un enfant avec Beate ? Même pas sa jeune sœur ! Alors lui trouver, lui imaginer, lui rêver un espace !
Il me semble nécessaire dans le cas de ce texte, de fonder le point de vue dramaturgique
sur une constatation spatiale. Aucun des personnages, pourtant rassemblés dans le même logis familial, ne souhaite vraiment y être (pas plus, dans le fond, que le bébé). Certains, comme Beate, l’expriment verbalement : « Je ne veux pas rester ici ». D’autres ne le disent pas mais passent leur temps à être ailleurs, soit en sortant de l’espace commun (ils vont se coucher ou se reposer un moment ou faire je ne sais quoi), soit en sortant radicalement du logis (pour aller à la boutique, ou chez Bjarne ou…). Cette constatation serait banale si elle n’entrait pas en contradiction avec la parole, qui la plupart du temps manifeste une acceptation, un acquiescement général. Le dialogue comprend un nombre considérable de « Oui » ou de « Eh oui » qui reviennent en leitmotiv, bien que l’on ne sache pas toujours à quoi s’appliquent ces approbations ou ces pseudo-consensus. Il est nécessaire de creuser cette piste des contradictions entre être là et ne pas être là, refuser d’être là ou l’accepter ou en tout cas l’entériner.
Beate ne veut pas être là mais elle est pourtant venue et elle s’attend à ce que le Garçon la rejoigne. Celui-ci est venu sans enthousiasme apparent (il ne souhaitait d’ailleurs pas faire d’enfant avec La Fille, dit-il) et il trouve difficilement une place. Son activité de lecture le fait régulièrement sortir (au moins mentalement) de l’espace de la famille. Le père ne rentre du travail que pour manger et se coucher, et éviter autant que faire se peut tout nouveau conflit. La mère et la sœur cherchent des « divertissements » à l’extérieur. Les espaces extérieurs sont désignés : la boutique (où l’on peut parler et où on en raconte de bonnes) ; la colline face à la vaste mer où l’on peut marcher mais où l’on risque de perdre l’équilibre à cause du vent ; chez Bjarne où les jeunes gens n’iront pas ensemble, bien qu’on y fasse beaucoup la fête ; le lieu de travail du père, dont on ne sait rien sinon qu’on s’y fatigue… ; le kiosque pour manger une bouchée ou boire quelque chose.
Ces personnages sont tenus à se croiser ou à échanger dans le même espace, le « foyer » mais personne ne tient donc à y rester ni même vraiment à y vivre.
Ces constatations ne m’entraînent pas du côté d’un appartement ou d’une maison réaliste ou misérabiliste ou datée ou d’un canapé relevant de tel ou tel style, mais plutôt d’un espace aussi métaphorique et aussi abstrait que l’est l’écriture de Fosse. Un espace où personne ne veut vraiment venir ni demeurer, mais un espace accepté consensuellement parce qu’il n’y a pas d’autre choix. Pour la fille, l’espace d’une régression, il s’agit bien d’un retour dans un endroit qu’elle a quitté, avec, en apparence, peu d’envie d’y revenir. Pour le Garçon, un espace aussi improbable que le lieu d’arrivée d’un aérolithe.
Si c’était une comédie, il s’agirait d’une comédie familiale (Papa, il faut nommer le bébé !)
Si c’était un drame, un conflit éclaterait avec Bjarne.
Si c’était un mélodrame, elle ferait une fausse couche. (plus besoin de nom !)
Si c’était une tragédie, ce serait l’histoire de vies où l’on dit OUI toujours, même quand on pense non.
C’est un théâtre de la parole et du ressassement, et il faut un espace qui lui corresponde. Un espace couloir, un espace courant d’air, un espace où l’on entre en cherchant déjà la sortie, un espace où l’on entre à reculons et d’où l’on sort en courant.
J.P.R. 7 Février 2011